Thriller angoissant, le film Parasite de Bong Joon-ho, sorti en salles en 2019, a obtenu la même année la Palme d’Or au Festival de Cannes et pas moins de quatre Oscars (dont celui du Meilleur Film) en 2020 ; une consécration pour le réalisateur sud-coréen qui n’en est pas à son premier succès. S’attaquant aux rapports de classe qui s’exercent dans notre société, et interrogeant notre condition, la mise en scène et les décors de ce chef d’œuvre sont aussi importants et révélateurs que le scénario. L’occasion pour nous d’analyser l’illustration spatiale des rapports de force dans le film.
© AlloCiné
Je tenterais dans ce papier de garder le scénario le plus secret possible pour ceux qui n’auraient pas encore vu le film : je m’en voudrais de gâcher le plaisir que procure cette prouesse cinématographique. Toutefois, je ne peux que vous conseiller de voir le film pour mieux comprendre l'analyse que propose l'article.
Parasite met en scène deux familles radicalement opposées, empêtrées dans un drame social. D’un côté la famille Kim, composée du père Ki-taek, de sa femme Chung-sook, et de leurs deux enfants, Ki-woo, le fils, et Ki-jung, la fille. Tous les quatre tentent de vivre en pliant des boites de pizza à emporter. De l’autre côté, la famille Park, illustration caricaturale de la famille coréenne qui jouit de sa richesse : le père Dong-ik a fait fortune dans les nouvelles technologies, tandis que sa femme Yeon-gyo s’inquiète de faire des emplettes et de s’occuper de leurs deux enfants Da-hye, une lycéenne, et Da-song, un petit garçon d’une dizaine d’années. Les présentations étant faites, nous pouvons entrer dans le vif du sujet : la géographie du film.
Première analyse : à petite échelle
Sans avoir d’indications précises, nous savons que les personnages vivent à Séoul, la capitale sud-coréenne. Mon analyse géographique se fera donc avec une reconstitution approximative des quelques lieux de tournage qui restent néanmoins significatifs. Nous savons également que la famille Kim vit dans les bas quartiers de Séoul, tandis que les Park habitent un quartier résidentiel pavillonnaire aisé. Je me suis intéressée à deux lieux de tournage : la rue du quartier résidentiel qui permet d’accéder à la grande maison des Park et l’escalier près de la boutique du vendeur de fruit où la fille Kim achète la pèche afin de tromper la famille Park et qu’elle emprunte pour rentrer chez elle. Si vous êtes cinéphile et fan inconditionnel de Parasite, prêt pour un voyage sur les lieux du film (dont Séoul fait la promotion), la première adresse se trouve au 24 Seonjam-ro 8-gil, Seongbuk-dong, Seongbuk-gu, à Séoul ; la seconde au 3 Songijeong-ro 6-gil, Ahyeon-dong, Mapo-gu, toujours à Séoul.
La rue conduisant à la maison des Park
©The Korean Dream https://www.thekoreandream.fr/blog-coree-du-sud/quelques-lieux-de-tournage-du-film-parasite/
Les escaliers empruntés par Ki-Jung
©VisitSéoul.Net http://english.visitseoul.net/hallyu/America%20is%20obsessed%20with%20'Jessica%20Song'!%20Here%20is%20the%20Parasite%20tour%20course%20that%20takes%20you%20to%20the%20shooting%20locations.%20_/32561
Je me suis amusée à dessiner le profil topographique (c'est-à-dire un graphique représentant le relief) entre les deux situations, éloignées de 6 kilomètres.
Le premier point sur le profil (point rouge) représente la rue menant à la maison de la famille Park à 152 mètres d’altitude. Le second point (point violet) situe l’escalier permettant de rejoindre la maison des Kim, à 60 mètres d’altitude. La photographie satellite Goolgle Earth ci-dessous permet une comparaison avec le profil.
Nous pouvons imaginer que la famille Kim vit dans un quartier populaire se situant à une altitude encore plus basse que l'escalier dans la plaine littorale, plaine traversée par le fleuve Han, puisque leur quartier est inondé lors de fortes intempéries. Néanmoins, ce graphique est déjà illustratif des rapports de force et des rapports de classe que dénonce le film. Nous avons devant nous une représentation d’une forme de ségrégation socio-spatiale qui manifeste les contrastes entre les Park et les Kim.
Premièrement, nous nous situons sur la rive droite (ou rive nord pour les non-initiés à la géographie) du fleuve Han : la ville de Séoul, subissant une forte croissance urbaine dans les années 1970, s’est étendue dans cet espace autour du centre historique qui concentre aujourd’hui les zones industrielles et les tanji (des grands ensembles construits dans les années 1960 pour pallier la croissance démographique et le manque de logements). Le fleuve marque une rupture et une ségrégation fonctionnelle puisque c’est sur la rive gauche (ou rive sud) que se trouvent les principaux quartiers d’affaires de la métropole (on pensera au quartier Gagnam, dont la notoriété a été accrue par le tube planétaire Gagnam style du chanteur Psy) malgré une tentative de réhabilitation et la rénovation de friches (notamment des friches militaires de l’ancienne base états-unienne).
La ville de Séoul, traversée par le fleuve Han
Mais revenons à notre rive droite (ou nord), où les situations spatiales des deux sites témoignent donc d’une ségrégation socio-spatiale marquée : les Park se logent en hauteur, dans un quartier résidentiel pavillonnaire sur les versants d’une colline. Un espace excentré du cœur de la métropole, fruit de l’étalement urbain des années 1970-1980 sur les collines périphériques, dans un environnement aux nombreuses aménités, comme le montre la proximité du Bukhansan National Park, un espace forestier protégé. Les Kim quant à eux vivent dans un quartier plus dense, aux rues étroites, où s’entassent les appartements et les petits immeubles. Par le choix de ces lieux de tournage, Bong Joon-ho révèle ainsi les rapports de classe qui s’exercent dans le film et de fait, dans notre société. Sur les deux photographies satellites suivantes, les mêmes lieux cités précédemment, situés par un repère jaune à une plus grande échelle.
Et à grande échelle…
Nous étions jusqu’à maintenant dans une analyse à petite échelle, mais les rapports de classe se reproduisent également à une échelle plus fine. En effet, dans les espaces domestiques les contrastes sont renforcés par des éléments en apparence anodins. On peut penser aux multiples escaliers qui mènent à la demeure des Park : le premier escalier permet d’accéder au portail sécurisé de la propriété, le second débouche sur une pente menant à l’entrée ; un autre escalier directement relié au garage se trouve dans la maison, dans le salon. Au contraire, les Kim doivent descendre pour s’enfoncer dans leur sous-sol. Ces escaliers cristallisent finalement toute la différence des classes sociales : ils symbolisent presque l’échelle sociale, dont chaque famille représente les deux extrémités. En outre, les mouvements des Kim dans la ville sont essentiellement des mouvements verticaux, ce qui appuie l’impression d’échelle ; les mouvements transversaux semblent se restreindre aux déplacements en voiture de M. Park ou Mme Park.
Cette impression prend une nouvelle forme avec le mari de la gouvernante des Park, qui vit caché depuis des années dans le bunker souterrain de la villa. Les personnages les plus pauvres sont dissimulés au regard des plus aisés, vivant sous terre (au sens littéral) pour s’éclipser. D’ailleurs, les Kim vivent dans un demi-sous-sol, qui ne contient qu’une demi-fenêtre, empêchant la lumière d’entrer pleinement : le lien avec les parasites, malgré le singulier du titre est aisé à cerner. Cet espace clos empêche les mouvements, l’aisance, et contraint les personnages à une pratique particulière de leur espace domestique. En revanche, la grande bâtisse des Park, moderne et sophistiquée, apparait comme un espace ouvert laissant la place au déplacement et à lumière qui entre par tous les côtés grâce aux grandes baies vitrées, mais qui devient finalement le lieu de l'horrible drame (ironique retournement de la situation).
En définitive, notre pratique (différenciée) de l’espace reste bel et bien le plus fidèle reflet des rapports sociaux du vingt-et-unième siècle.
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