Sous des apparences de film pour adolescent, The hate U give-La haine qu’on donne de George Tillman Jr s’ancre dans un contexte ô combien d’actualités. Quête identitaire dans un monde divisé entre noirs et blancs, reconnaissance d’un héritage méconnu, le film encourage les jeunes afro-américains à faire sortir leur voix.
©AlloCiné
Le 26 mai 2020, George Floyd, un afro-américain est tué par asphyxie par un policier blanc à Minneapolis. La question des violences policières envers les personnes noires a alors ressurgi plus forte que jamais grâce à la médiatisation de la scène, filmée par les passants indignés. Aux Etats-Unis, les afro-américains ont 2,5 fois plus de chances de mourir de violences policières que les personnes blanches. Depuis la mort de George Floyd, beaucoup d’américains ont envahi les rues, pour de nouvelles manifestations tournant aux émeutes contre les violences et le racisme systémique. The hate u give, bien qu’il ait toujours été d’actualité, l’est encore plus aujourd’hui face à ce nouveau crime et à la résurgence sur les réseaux sociaux du hashtag #Blacklivesmatter (traduit en français par « la vie des noirs comptent »).
Sorti en salles en 2018, le film est adapté du roman d’Angie Thomas publié un an plus tôt. La romancière, qui avait commencé à écrire son récit sous la forme d’une nouvelle il y a 11 ans, s’est inspirée de la mort d’Oscar Grant, un jeune afro-américain de 22 ans abattu par un policier à l’aube de la nouvelle année en Californie. Tout l’intérêt du roman se joue du côté du narrateur : c’est l’héroïne, témoin du meurtre de son ami Khalil par un policier blanc suite à une interpellation, qui donne son point de vue et raconte l’histoire.
Se construire dans un monde en noir et blanc
L’héroïne en question s’appelle Starr. Le film s’ouvre sur deux enfants assis à la table familiale écoutant attentivement la leçon de leur père : mettre les mains à plat devant sur le tableau de bord s’ils sont arrêtés par la police. Starr est une petite fille noire, comme son grand frère Seven, son petit frère Sakani et ses parents. Starr partage sa vie entre Garden Heights, un ghetto majoritairement afro-américain, dans lequel elle vit avec sa famille, et son lycée « de blancs », le lycée privé de Williamson aux antipodes de son cadre de vie. Nous pourrions penser après les premières minutes, que le film va se résumer à une fiction pour adolescent qui ne ferait qu’effleurer des questions sociales et sociétales. Mais c’était sans compter sur la puissance du sujet et sur le jeu d’une Amandla Stenberg éblouissante, vibrante de rage et de force. Dès les premières paroles de Starr, se pose le problème de la construction personnelle. Comment se définir lorsque notre identité est partagée entre un monde noir et un monde blanc ? Comment concilier l’héritage de l’histoire africaine et afro-américaine et son appartenance au présent dans un espace dominé par la pensée blanche ? Masquer sa réalité, cacher son identité noire, s’adapter pour être intégrée dans un monde blanc, c’est ce que fait Starr tous les jours. La Starr du lycée n’est pas entière. Notre héroïne ne prend conscience de cela qu’avec la mort de son ami, tué devant ces yeux par un policier blanc qui le pensait armé : là se trouve la clé de voute du récit ; c’est à partir de ce moment que tout se chamboule, s’emmêle dans la tête de Starr. Masquer ses larmes et sa tristesse quand elle retourne au lycée, ne pas avouer qu’elle connaissait « ce Noir qui est mort ». En désavouant la mémoire de son ami, Starr cherche et questionne qui elle est en même temps qu’elle façonne une conscience politique. Tout cela est accentué par la dérision, l’incompréhension et l’ignorance aveugles de ces amis, symbolisé par le fameux « toi ce n’est pas pareil » (ou la non moins célèbre variante « tu es différent.e ») ; toute personne racisée qui tente de défendre sa communauté a déjà entendu cette phrase : « toi ce n’est pas pareil ». Il n’y a rien de plus troublant que ces quatre mots, qui donnent l’impression d’être gentil, intégré, civilisé aux contraire de nos compatriotes ; qui sonnent comme un « je te tolère » de ceux qui les prononcent ; du racisme camouflé, à peine avoué.
Quand on découvre qu’elle connaissait la victime, Starr a ses mots : « If you don’t see I’m black, you don’t see me » (« Si tu ne vois pas que je suis noire, tu ne me vois pas »). On aura beau dire qu’il n’y a pas de différence entre les couleurs de peau, c’est un fait : si vous ne voyez pas que nous sommes Noirs, vous ne voyez pas notre histoire, notre héritage, nos combats ; vous nous invisibilisez, vous niez notre identité, et ne serait-ce que la plus petite partie de qui nous sommes. Sans en avoir l’air, Starr se réapproprie sa couleur tout au long du film, et par là même son histoire : parler au nom de sa communauté, faire porter sa voix, briller (« star », comme une étoile).
Des Blacks Panthers au Black Lives Matter
George Floyd est un nouveau témoignage du racisme systémique qui sévit au pays de l’Oncle Sam. Un nouveau prénom dans la trop longue liste des afro-américains décédés à cause de leur peau. Dans le film, nous pouvons voir le visage méconnaissable d’Emmett Till, jeune afro-américain de 14 ans décédé en 1955 à Money dans le Mississippi. Souvent considéré comme un l’élément déclencheur de la formation du mouvement afro-américain des droits-civiques, le Civil Rights Movement, son meurtre reste bien souvent ignoré et inconnu de la population. Emmett Till a été tué par deux hommes blancs que leur sœur accusait de l’avoir importunée. La cruauté de l’acte est sans nom : Emmet Till a été battu jusqu’à en être défiguré ; après lui avoir arraché les yeux, ses meurtriers lui ont administré plusieurs coups de pistolet et lui ont entouré le cou de fil barbelé, avant de le jeter dans la rivière Tallahatchie. Un an après, les deux frères, acquittés sommairement par douze jurés blancs, ont avoué au bimensuel Look Magazine être les meurtriers de l’adolescent, certains de leur impunité. Le film honore ainsi la mémoire de ces personnes oubliées, rappelant la dureté de leur mort. Ce moment s’avère être une prise de conscience pour Starr : l’impassibilité de son amie face à la photo du jeune Emmett révèle les failles d’un système pourtant bien rodé chez la jeune fille. Cela, et le prétexte d’une manifestation contre le mort de Khalil pour sécher les cours par ses camarades de lycée ouvre les yeux à Starr sur les privilèges des personnes blanches, qui même si elles tentent d’être touchées par ce meurtre ne le sont pas réellement. Le film questionne le rôle des personnes non-racisées dans le système en place : la manière dont elles utilisent leur voix pour faire changer les choses, la manière dont elles s’impliquent pour s’extraire des dominants, la manière dont elles prennent conscience de leurs privilèges. Même Starr dans un sens est une privilégiée jusqu’au meurtre de Khalil. Et sa voix elle va en user : depuis les années 1960, les Black Panthers ont laissé la place au mouvement Black Lives Matter. Sa voix, comme son prénom, sont un pouvoir qu’elle utilise pour rappeler que sa vie compte, que la vie des personnes noires compte, mais plus que tout que ces personnes vivent et ont vécu : qu’elles sont les enfants, les parents, la famille de quelqu’un, qu’elles ont des gouts, des qualités, des personnalités, qu’elles ont un nom et un prénom. Au cœur d’une Amérique qui gronde, Starr se lève, s’élève et n’a pas peur : Amandla Stenberg nous offre une courageuse démonstration d’une action politique à mener et qui ne compte s’éteindre ni face à la répression étatique, ni face à l’intimidation des gangs.
Apprendre la valeur du thug life
Le film s’attaque grâce à ce sujet à la question des gangs qui dirigent les quartiers défavorisés, les ghettos. Depuis quelques années, popularisé par Snoop Dog et Dr. Dre, le terme thug life (traduit en français par « vie de voyou ») a ressurgi sur les réseaux sociaux et dans le langage courant. Pourtant, nous sommes beaucoup à ne pas le comprendre dans sa véritable signification. Utilisé pour la première fois par 2Pac, le terme avait au départ un sens plus pessimiste que celui qu’on lui attribue volontiers aujourd’hui. Le film tente ainsi de revalorsier le Thug life, qui n’est que l’acronyme de The Hate U Give Little Infants Fucks Everybody (« la haine que vous transmettez aux enfants se retourne contre nous tous ») ; on est tout de suite moins prompte à l’afficher sur notre prochain post Instagram un peu aventureux. Le thug life n’est pas la vie du gangster, la vie du ghetto, la loi de la rue (vous saurez maintenant que les étiquettes de lunettes de soleil noires et de joint qui accompagnent régulièrement le terme dans les photos ou vidéos n’ont en aucun cas leur place). D’une part, le thug life doit permettre une élévation de l’homme : le thug life est une philosophie de vie, le fait de ne partir de rien pour arriver en haut de l’échelle sociale, le concept du from-rags-to-rich propre aux américains. D’autre part, c’est une dénonciation claire de ce que l’on inculque aux jeunes des quartiers défavorisés dès l’enfance, de l’oppression qu’il subisse et qui ne peut que se répéter et affecter la société dans le temps. Une double perspective peut être aperçue dans le film : l’oppression raciale, à grande échelle qui impacte toute la société ; l’oppression des gangs, qui sèment la violence et la drogue, à petite échelle, qui impacte toute la communauté afro-américaine et notamment les jeunes des quartiers qui doivent fournir deux fois plus d’efforts pour survivre.
La définition même du rappeur est à des années-lumière du sens contemporain du terme, comme l’indique cet article de Slate.fr : « Thug ne se réfère pas aux criminels, mais aux pauvres. C’est celui qui n’avait rien mais a réussi et a franchi tous les obstacles. C’est loin de la définition du dictionnaire. Pour moi, « Thug », c’est la fierté, ce n’est pas le fait d’être hors-la-loi. Un thug ne vole pas, c’est un mec qui n’a rien. Même s’il n’a rien, aucun foyer, il garde la tête haute. Il bombe le torse, il est fier. C’est un mec fort » (Internet n’a décidément rien compris au « Thug life » de 2Pac, Brice Miclet, 2017, http://www.slate.fr/story/153870/internet-rien-compris-thug-life-2pac).
Miroir des inégalités et des difficultés sociales persistantes, The hate U give-La haine qu’on donne interroge et soulève des problématiques ancrées dans notre époque et l’Histoire, bouleversant nos repères et nos acquis pour mieux percevoir les faits.
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