Depuis la pandémie de Covid-19, le terme de « Grande démission » est de plus en plus présent dans les médias. Avec les bouleversements liés à la pandémie, le rapport au sens du travail change, poussant plusieurs milliers d’employés à quitter leur emploi. À l’instar du virus, ce phénomène de « grande démission » se serait exporté à l’étranger, plus particulièrement en France. S’agit-il vraiment d’un phénomène inédit post-covid ?
Charlotte Montel nous répond du Népal. Elle s’y est installée depuis bientôt trois mois et s’est convertie en digital nomad. Cette expression anglophone désigne les personnes qui n’ont pas de lieu de travail fixe et se déplacent constamment, souvent à l’étranger.
C’est le genre d’existence auquel aspire la jeune femme désormais. Âgée de 33 ans, elle a quitté son « ancienne vie de cadre parisienne » et tente de se lancer comme auto-entrepreneure. Auparavant consultante en conseil dans le marketing et le management, elle a pris la décision de quitter son entreprise en 2020, après la première vague du Covid. « Le confinement m’a fait énormément de bien : ça m’a permis d’avoir une phase d’introspection et de prendre du recul », confie-t-elle.
Une hausse des démissions après la pandémie
Charlotte n’est pas un cas isolé. Elle fait partie de ceux qui ont rendu le tablier, alimentant les rumeurs d’un phénomène de « Grande démission » en France. Traduction de l’expression « Great resignation », employée par les médias américains pour parler d’une vague de démission sans précédent, ce constat est d’abord observé dans le pays de l’Oncle Sam après le premier confinement. Le nombre de travailleurs américains quittant leur poste – pour une reconversion, un autre emploi, ou sortir du marché du travail – a nettement augmenté.
Dans l’hexagone, au quatrième trimestre 2021 et au premier trimestre 2022, le nombre de démissions a « atteint un niveau historiquement haut » selon la Dares, la direction chargée de recenser les données sur le travail.
Sur ces deux périodes, la Dares évalue environ à 520 000 le nombre de démissions par trimestre, dont 470 000 démissions de CDI, sans compter les ruptures conventionnelles, relativement stables. Du jamais vu depuis une quinzaine d’années. Au vu de ces chiffres, les médias nationaux se sont emparés de la question, au point de parler d’un phénomène français.
Loetitia Thorez a démissionné en juillet 2022. Sa décision découle directement du Covid. La fermeture des commerces en mars 2020 lui a permis de remettre en question son environnement de travail où les conditions s’étaient détériorées, mettant sa santé mentale et physique en péril. Conseillère-esthéticienne dans un centre commercial à Saint-Etienne (42), elle souffre de douleurs au dos toujours plus fortes et envisage de changer de voie.
Cette période incertaine lui donne « le temps de réfléchir et de penser à ce [qu’elle] veut vraiment ». Le questionnement a été encore plus fort avec la réouverture des magasins, où se mêlaient pression du chiffre et contraintes sanitaires. Difficile pour la mère de 48 ans de retrouver le plaisir de son métier. « Je me suis rendue compte que je ne pouvais plus rester dans ce secteur d’activité. Le Covid m’a fait réaliser tout cela », soutient-elle.
En janvier 2022, Loetitia entame une démarche de reconversion professionnelle. En poste en CDI dans son entreprise, elle conserve son salaire et se lance dans une formation de comptabilité, avant de rendre sa démission. Une de ses collègues a suivi le même chemin. « La pression a été ressentie par toute l’équipe pendant la pandémie », explique la Stéphanoise. Aujourd’hui, elle a repris des études et réalise un BTS en comptabilité tout en étant embauchée en contrat professionnalisant.
Grande démission, vraiment ?
Contrairement à ce que pourrait laisser penser les chiffres bruts, le taux de démission pour les cinq derniers trimestres n’est pas si élevé comparé aux années précédentes. D’après la Dares, le taux de démission (nombre de démissions rapporté au nombre de salariés) est évalué à 2,7% pour le premier trimestre 2022. C’est « en deçà » des niveaux atteints début 2008. Le taux de démission s’élevait à cette époque à 2,9%.
Outre-Atlantique aussi, le taux de démission est élevé, mais pas inédit. Notamment dans l’industrie manufacturière, où il est identique à celui du début des années 1950, 1960 ou 1970. Le processus de démission ne nécessite pas de préavis aux Etats-Unis, donnant ainsi une impression de « vague » lorsqu’elles sont nombreuses en peu de temps.
Même si les méthodes de calcul de ce taux diffèrent avec ceux de la France (démographie, type de contrat etc), il est intéressant de voir que le phénomène survient dans les deux pays peu après une crise (financière comme en 2008 ou sanitaire comme en 2020).
Au vu de ces données, « dans le contexte actuel, la hausse du taux de démission apparaît comme normale » et non comme symptomatique d’un véritable phénomène selon la Dares. L’économiste américain Bart Hobjin note d’ailleurs, dans une étude publiée en avril 2022 pour la Federal Reserve Bank of San Fransisco, que « des vagues de démissions d’emplois se sont produites au cours de toutes les reprises rapides d’après-guerre. »
Aux États-Unis, le chercheur observe que « l’augmentation du taux de démissions est due aux travailleurs jeunes et moins scolarisés dans les professions qui ont été les plus durement touchées par la pandémie. »
La Grande démission ne serait-elle que du vent ? « C’est un phénomène médiatique plus qu’un phénomène concrètement analysé », souligne Aurélie Gonnet, sociologue du travail au Cnam (Conservatoire national des arts et métiers). Elle estime, elle aussi, que le phénomène des démissions « massives » est normal, surtout « dans les métiers en tension qui ne sont pas durables », comme la sécurité, le service à la personne, ou l’hôtellerie-restauration (des emplois souvent moins qualifiés). « Les crises ont un effet de destruction des emplois », explique-t-elle, « le sens du travail et les conditions de travail sont remis en question. »
La démission comme prise de conscience du sens du travail
Aurélie Gonnet constate aussi qu’il y a un désir de reconversion plus fort, semblable à l’expérience de Loetitia, même si, en l’absence de chiffres, il est difficile de le calculer. La sociologue juge qu’il n’y a pas de causalité entre le chômage et la démission, et s’oppose à l’idée reçue que « les gens ne veulent plus travailler ». Selon elle, les démissions sont fréquemment accompagnées d’une reconversion professionnelle, facilitée par un marché du travail dynamique.
Sans oublier que les conditions renforcées pour le droit au chômage n’incitent pas les travailleurs démissionnaires à s’inscrire à Pôle Emploi. C’est le cas de Meagan*, infirmière, qui a démissionné en sachant qu’elle n’aurait aucune aide.
La jeune femme de 30 ans travaillait dans une clinique en Ile-de-France. Après la quatrième vague du Covid, en mars 2021, elle pose sa démission. « J’ai mis de l’argent de côté au moment du Covid, il n’y avait plus de sorties, de resto… J’ai démissionné en sachant que je n’allais pas avoir droit à des Assedic, au chômage, aucune aide financière. Ça m’était égal », raconte-t-elle. Ses deux mois de préavis en poche, elle s’envole vers sa Guadeloupe natale et s’y installe définitivement.
Face à l’épuisement moral en tant que soignante, mais surtout aux pressions de rendement de sa direction, elle évoque le besoin de faire une « pause ». « Ce n’est pas le Covid en lui-même mais la gestion qui m’avait dégoutée du milieu », poursuit Meagan, « c’est vraiment à ce moment-là que j’ai compris que ce n’était que du business, plus rien n’avait de sens. » Aujourd’hui, après sept mois de congé sabbatique, elle a retrouvé un poste dans une clinique guadeloupéenne. Un CDI difficile à obtenir tant les recruteurs sont difficiles dans l’archipel.
Aurélie Gonnet relève qu’il faudrait davantage regarder du côté des recruteurs, de « plus en plus déconnectés de l’état du marché du travail », et remettre en question les méthodes de recrutement. La sociologue estime qu’il faut aussi ajouter à cela les pertes d’emploi couplées aux démissions. A l’instar des métiers de la santé et du soin à la personne, où les conditions de travail sont pénibles. « Ils veulent changer d’environnement de travail, et pas forcément de métier », développe-t-elle.
Charlotte, par exemple, se dit « soulagée », et parle d’une rupture « sereine » et « apaisée » : « Je suis complètement en train de revoir ma conception du travail telle que la société nous l’inculque. » D’après le baromètre Elabe pour l’Unédic sur la perception du chômage et de l’emploi (décembre 2022), six personnes sur dix ont en tête de changer de métier, d’employeur ou de secteur d’activité. Pour les plus jeunes, 65% des 18-24 ans et 58% des 25-34 ans ont déjà songé à démissionner au cours des 12 derniers mois, selon une enquête YouGov France pour le Huffpost parue en avril 2023.
Si le Covid a joué un rôle déclencheur dans la hausse des démissions en France en questionnant le sens et les valeurs portés au travail, cette hausse a aussi été entraînée par la reprise économique favorable au marché du travail. « Des fois, partir permet de voir l’herbe plus verte ailleurs », affirme Loetitia.
L’entreprise dans laquelle elle travaille actuellement souhaite prolonger son contrat après son contrat pro, à cause des difficultés de recrutement dans le secteur de la comptabilité. La mère de famille reste néanmoins méfiante envers le monde du travail. Elle exprime le souhait de signer plus tard des CDD pour plus de mobilité : « A un moment de notre vie, on cherche le CDI pour la sécurité, mais maintenant, je cherche la liberté », conclut-elle.
Danaé Piazza & N’namou Sambu
*Le prénom a été modifié
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